Une petite découverte récente dont je reparlerai sans doute m’a rappelé ce texte, traduit l’an dernier déja…

Une Europe Islamique ?

par Christopher Caldwell, The Weekly Standard, 10/04/2004

Il est rare que le cours de l’histoire européenne soit modifié par les propos d’un non-politicien. Mais lorsque le quotidien conservateur de Hambourg Die Welt interviewa Bernard Lewis, historien de Princeton, et que ce dernier affirma que, selon lui, l’Europe serait islamique à la fin de ce siècle « au plus tard », ce fut un fameux pavé dans la mare ; et la politique continentale ne put ignorer cette interview du 28 juillet…

Quelques jours avant le troisième anniversaire des attentats du 11 septembre, ce fut au tour d’un commissaire européen sortant [1], le Néerlandais Frits Bolkestein, de causer du tapage lorsqu’il mentionna la remarque de Lewis lors du discours d’ouverture de l’année académique à l’Universtié de Leiden. Bolkestein avertit son public que l’Union Européenne « imploserait » si elle s’élargissait trop rapidement. Sujet de circonstance.

Dans quelques jours, le commissaire européen à l’élargissement, l’Allemand Günter Verheugen, publiera un rapport sur l’opportunité d’ouvrir des négociations avec la Turquie en vue de son adhésion à l’Union. On s’attend à ce que l’avis soit positif. Le rapport doit être voté par la Commission en Décembre, après quoi une décennie de pourparlers devrait s’ouvrir. Mais puisque l’avis devrait être positif, et puisque l’on s’attend à ce que la Commission valide les recommandations du rapport, et puisque l’on n’a jamais vu un état-candidat accéder aux négociations d’adhésion être rejeté par la suite, l’adhésion semble être un fait accompli [2]. Grâce à … quoi, au fait ? L’humeur de Günter Verheugen ? – les peuples d’Europe sont sur le point de voir leur destin attelé irrévocablement à celui du monde islamique. En fait, la nécessité de forger des liens durables avec le sécularisme islamique à la turque, le kémalisme, est la raison la plus souvent avancée pour justifier l’adhésion turque.

Bolkestein parlait donc d’une déconfiture à l’échelle d’un continent. Son discours fut long. Et ce n’étaient pas des élucubrations. Faisant allusion à l’ambition de l’Union de devenir un état multinational, il attira l’attention de ses auditeurs sur le sort de la dernière puissance européenne à avoir entretenu cette aspiration, l’Empire Austro-Hongrois d’il y a juste un siècle. Les Autrichiens jouissaient alors d’un grand rayonnement culturel – Liszt, Richard Strauss, Brahms, Mahler et Wagner composaient à Vienne. Ils étaient prospères et fiers. Le problème fut sans doute qu’ils n’étaient que 8 millions, et que l’expansion de leurs frontières les amena à faire face à un énergique mouvement panslave. Une fois 20 millions de slaves « absorbés », il fallut trouver de douloureux compromis entre l’accord d’une certaine autonomie aux nouveaux sujets, et la préservation des institutions et de la culture autrichienne… De manière similaire à l’Union Européenne d’aujourd’hui, l’Empire passa le point de non-retour avant de réaliser qu’il n’allait nulle part.

Bolkestein demanda quelles leçons les Européens devraient tirer de l’histoire, alors qu’ils sont sur le point d’accueillir la Turquie. Il adressa ensuite deux problèmes spécifiques. D’abord, qu’il n’y avait pas de limite logique en vue à l’expansion européenne – après avoir accepté la Turquie, aucune raison de principe ne permet, par exemple, de rejeter l’Ukraine et la Biélorussie. L’Europe de ce fait s’adjoint une instabilité qu’elle n’a ni les moyens financiers, ni la solidarité culturelle de contrôler. Ensuite, avertit Bolkestein, l’immigration transforme l’Union Européenne en « Empire Austro-Hongrois à grande échelle ». Il fit allusion au fait que certaines grandes villes (deux des plus importantes étant de son pays, Amsterdam et Rotterdam) ne seront bientôt plus peuplées que d’une minorité d’Européens, et prévient que l’ajout de 83 millions de turcs (projection démographique pour 2020) ne pourrait qu’œuvrer en faveur de l’islamisation de l’Europe. C’est cette partie de son discours, dans laquelle il se référa aux prédictions de Lewis, qui fit les gros titres de la presse mondiale : « les tendances actuelles n’autorisent qu’un seul pronostic », dit Bolkestein. « Les USA restent une superpuissance unique. La Chine devient un géant économique. L’Europe s’islamise ».

Une sorte de réaction en chaîne s’ensuivit. Deux jours après le speech de Bolkestein, le Financial Times reproduisit une lettre que l’Autrichien Franz Fischler, commissaire européen à l’Agriculture sortant, avait adressée en privé à ses collègues. Fischler y plaidait que la Turquie était « bien plus Orientale qu’Européenne » et, pire, qu’il « restait des doutes quant au sécularisme à long terme et au crédit démocratique » de ce pays ; « qui pourrait connaître un retour de flamme fondamentaliste ».

La réaction de l’Europe fut un “Et c’est maintenant que vous nous le dites !” collectif. Prises ensembles, les remarques de Fischler et Bolkestein semblent symptomatiques du politiquement correct qui baigne la question de l’adhésion de la Turquie. Une majorité du parlement européen s’y oppose, les différents parlements nationaux sont contre, et les populations nationales y sont hostiles de manière écrasante. C’est la Commission Européenne qui avait conduit le processus – et maintenant voici que deus membres proéminents de cette institution, au crépuscule de leur carrière politique, disaient que tout cela avait été une grosse boulette dont personne n’avait osé discuter. La seule chose qui puisse fâcher l’homme de la rue davantage qu’une telle sournoiserie bureaucratique est sans doute le soutient constant et déconcertant de Washington à une Turquie dans l’U.E.…

Ce qui est fascinant au sujet de l’interview de Lewis qui donna lieu à ces doutes européens est qu’elle ne concernait pas particulièrement l’Europe. Bernard Lewis fut interrogé sur les développements de la guerre en Irak, sur l’évolution de la question palestinienne, sur les espoirs de voir une démocratie libérale en Iran, et sur les perspectives de défaire Al Quaeda.

Mais le futur islamique de l’Europe n’a été soulevé qu’incidemment. Interrogé sur la question de savoir si l’U.E. pourrait servir de contrepoids aux U.S., Lewis a simplement répondu « non ». Il ne voit que trois intervenants « globaux » potentiels : la Chine et l’Inde sans aucun doute, et éventuellement une Russie revivifiée. « L’Europe, » dit-il, « fera partie de l’ouest arabe, du Maghreb ». Ce qui semble avoir rendu furieux certains Européens est que Lewis n’a pas présenté ceci comme un risque ou une possibilité. Il l’a juste affirmé comme quelque chose que toute personne politiquement neutre et intellectuellement honnête sait être un fait acquis.

L’est-ce vraiment ? Bolkestein affirma qu’il ne savait pas si les choses tourneraient comme Lewis le prédit – « Mais s’il a raison », ajouta-t-il, « la libération de Vienne en 1683 n’aura servi à rien ». Bassam Tibi, un immigrant syrien qui est aussi le plus proéminent des musulmans modérés en Allemagne, semble être d’accord avec le diagnostic de Bernard Lewis, même s’il en rejette l’emphase. « Ou bien l’Islam s’européanise, ou bien l’Europe s’islamise » écrit-il dans Welt am Sonntag. Ayant passé la majeure partie de la dernière décade à œuvrer pour la construction d’institutions islamiques raisonnables en Europe, Tibi semble avertir l’Europe qu’elle n’a pas la capacité de rejeter l’Islam, ni l’opportunité de le contrôler. « Le problème n’est pas que la majorité des Européens soient musulmans, mais de savoir quel type d’Islam – l’Islam de la Charia ou un « Euro-Islam » ? – est appelé à dominer l’Europe.


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[1] De 1999 à 2004, était en charge des compétences suivantes : Marché Intérieur, Fiscalité et Union douanière
[2] En français dans le texte